Textes



Gilles Gerbaud invite Raphäel Chipault, Le Poulailler, dessins et photographies

25 janv.-24 mars 2007

 Galerie Françoise Paviot http://www.paviotfoto.com
 Par Étienne Helmer

Sur un mode poétique et ironique, Gilles Gerbaud et Raphaël Chipault nous conduisent dans cette zone intermédiaire entre l'informe et la forme où se développe l'acte créateur, où naît son objet, où il séjourne et où il meurt.
Des photographies qui jettent sur un monde de bric et de broc – un vieux tabouret fait de planches vétustes et de clous rouillés, un poulailler, un banc de tôles assemblées – ce regard distant et respectueux qu'on pose d'habitude sur des œuvres d'art ou des objets plus dignes d'intérêt; d'autres qui, à l'inverse, exhibent la face cachée de l'objet d'art académique, ici des ivoires des Antiquités Orientales du Louvre, dont seule apparaît la base, avec son numéro d'inventaire et toutes les cicatrices laissées par les outils et les manipulations de toutes sortes; des dessins où le trait fin et mécanique assisté par ordinateur se mêle parfois aux traits épais de la peinture qui le redouble, le brouille et invalide sa précision rigide; le tout exposé dans un enchevêtrement à mi-chemin du désordre et de l'ordre savamment agencé.
Dans un geste poétique et ironique que n'aurait pas renié Francis Ponge pour le cageot de son Parti pris des choses, Gilles Gerbaud et Raphaël Chipault nous conduisent dans cette zone intermédiaire entre l'informe et la forme où se développe l'acte créateur, où naît son objet, où il séjourne et où il meurt.

Car pour ressaisir ce geste et son objet dans leur vérité brute, les deux artistes s'attachent moins à promouvoir le prosaïque et à dévaloriser le consacré qu'à désamorcer les conventions rigides qui sclérosent le concept académique d'œuvre d'art. Sous l'aura atemporelle et immatérielle dont «l'œuvre d'art» est artificiellement nimbée vit l'objet d'art, fragile construction soumise à la contingence de la matière, aux aléas du temps et aux blessures de l'acte artisanal.

C'est ce dont témoignent la superposition du trait mécanique précis et du trait grossier du pinceau dans les dessins de GG, et toutes les références au bricolage dans les photographies: ainsi du parking d'une enseigne de bricolage (Le Parking Bricomarché, GG), qui tient à la fois du terrain en friche et du dépotoir, sorte de non-lieu où végètent pêle-mêle des débris en attente de l'assemblage qui les fera passer du chaos à l'ordre; de même, le majestueux amas de déchets berlinois (Berlin, RC) évoque autant la démolition que la construction.
Un banc grossièrement fabriqué pour des passants de fortune, dans une zone urbaine abandonnée à une végétation spontanée et anarchique, rejoue sur un mode prosaïque, sérieux et comique à la fois, l'imitation de la nature par l'art (Le Banc, GG, RC).

La collaboration des deux artistes participe de la même intention en ce qu'elle brouille la notion d'artiste ou d'auteur par une déclinaison de combinaisons variées, notamment pour les photographies: si Le Tabouret et Le Banc sont leur œuvre commune, Le Parking Bricomarché et Le Poulailler sont de GG, mais Berlin et les Revers des ivoires d'Arslan Tash de RP.
Mélange plus raffiné encore dans Le Coureur photographié par Raphaël Chipault, qui n'est autre que Gilles Gerbaud: mais ce dernier intervient aussi dans la réalisation plastique de l'image en dessinant d'un trait orangé, sur l'avant-dernier des quatre clichés, les contours rapides du poulailler.
La conception héritée de la Renaissance qui fait de l'artiste l'origine quasi divine de sa création est ainsi écartée au profit de la réalité du travail de la production de l'objet d'art, souvent fruit de la collaboration assidue de plusieurs artisans. L'unité de l'œuvre à laquelle la convention esthétique nous fait croire se trouve elle aussi mise à mal.

Si le poulailler est le fil conducteur de cette exposition, c'est qu'il est la matrice de tout ce qu'elle nous présente. La photographie Le Poulailler n'est pas sans évoquer en effet une camera oscura d'où sortiraient toutes les images du monde de l'art dans la vision que nous en proposent ici GG et RC: proche du bricolage, l'art se révèle agencement de matériaux fragmentaires, et son produit, si minutieux et cohérent soit-il, ne se dépasse vers nulle transcendance, vers nul monde éternel et épuré de l'art. Sur une pointe fragile entre apparition et disparition se tient, dérisoire et sublime, l'objet précaire né du geste artistique.
http://www.paris-art.com/



Polygone de sustentation 
Etat d'équilibre

par Dimitri Messu pour l'exposition "Arpenter".

Que regarde t-on ici ?
Quelle histoire est racontée ?
De vagues traits lumineux genre Kermesse avortée?
Un bout de banc vermoulu ?
Un gars qui court après son retard ?
Rien que du très banal tout ça !!!!
Eh bien oui; justement ! C'est bien ce foutu quotidien, cette crasse banalité que l'on va avoir sous le nez.
Ce quotidien qui exprime la fabrication, les traces de son exécution, les égarements les erreurs, les dysfonctionnements, les possibilités, les potentiels.

Nourrir son regard sur le quotidien.
Le transposer.
Le regarder de travers en quelque sorte. Non plus avec défiance mais avec bonhomie.
De là naîtra un sentiment de calme ou d'inquiétude.

Ce quotidien est proposé sous deux regards, qui viennent amicalement se chatouiller.
L'œil de Raphaël Chipault pourrait être celui d'un entomologiste. Il classe, répertorie, inspecte, fige. Une figure, un cadrage pour mieux laisser s'épanouir l'objet à contempler. Il y de la photo d'identité, de l'identification, du systématise, de la méthode voir de la procédure dans le travail entrepris par Raphaël Chipault. L'inventaire à la Becher pourrait nous éclairer.
Tandis que Raphaël Chipault fige, Gilles Gerbaud joue le trublion, ne cessant d'insinuer le mouvement. Gilles Gerbaud clame, défend l'œuvre pour et dans la fabrication. Les deux pieds dedans.


De la banalité
L'objet usuel, bricolé, assemblé à la va comme j't'pousse est pris en référence. Le banc, la cabane deviennent des éléments exceptionnels et ne sont plus rétrécis à des objets fonctionnels. Ils sont incarnés. Ils racontent la main, le geste, la démerde, peut-être le rien à foutre mais aussi l'envie, le désir que ces objets existent. Ces clichés racontent aussi le temps qui s'est abattu sur eux. Leurs capacités d'évolutions. D'accepter le changement et de perdurer; Cahin caha.
La photo vient sanctifier l'objet commode, a priori insignifiant. Un second travail est entrepris, une autre couche. L'objet usuel est repris, redessiné, retravaillé, afin d'en tirer un suc, le jus de cette œuvre populaire. Incarnation d'une culture populaire, le banc maladroit, la cabane de guingois va titiller l'œuvre d'art.

Ce travail relève de la transposition puis de l'interprétation pour nous faire pénétrer dans l'histoire prétendue des objets.

De même, le tas, l'amas est un cas. Le cas est un potentiel, une opération en devenir.
Ces photos te projettent à l'extérieur. Vers ce que cela a été et ce qu'il peut en devenir. Le caractère conditionnel est mis en situation, saisit et in fine partagé.


De la fabrication
En créant ses propres outils, Gilles Gerbaud (pour les séries concernant les territoires en suspend) ou le couple Gerbaud-Chipault conquièrent l'image et interrogent les limites de la représentation. Il n'y pas de magie, d'effets ou de tromperie dans ce travail. Du refus de l'inscription dans un effet, de la création d'un décor, la mise en situation, l'immersion est de nouveau au centre du processus.
"Et par la même occasion, ne pas faire appel à l'interactivité avec le spectateur, ne pas légitimer les petites mécaniques visuelle qui satisferont facilement le consommateur culturel." Gilles Gerbaud

Les artefacts mis au point permettent à la fois une écriture et une lecture du territoire. Comme chez François Verret (chorégraphe et danseur contemporain), la fabrication de l'évènement est montrée, auscultée. Les outils exposés et discutés. Ici on vit, semble exprimer ces clichés.
Le moment vécu est primordial quant à l'appréhension de ce travail.
"L'image convoque une relation physique à l'espace." Gilles Gerbaud

Ce travail haptique réside dans la volonté de nous faire partager un moment vécu. De l'inscription du vécu sur le cliché nait un sentiment d'être présent. Vivre le regard, le sien, celui de l'autre.
La photographie réalise l'oxymore de la sensation de mouvement en le fixant. Le mouvement dans la statique; la prise de vue fige, le mouvement naît. De cette naissance une attraction, un vertige surprend; comme un abysse où le trou noir se mue en attraction, l'ivresse des profondeurs.

Le point m'hypnotise
La constellation m'éparpille
La ligne me guide

Le temps me manque
L'espace me suffit
Le vide m'attire
Édouard Levé, suicide, Paris 2008
Comme dans l'architecture, le mouvement est perpétuel, Plus que d'en faire le constat, elle abrite le changement, l'évolution, la précipitation, dans le sens des disciplines empiriques. Gilles Gerbaud et Raphaël Chipault proposent des dispositifs qui nous font goûter aux devenirs des espaces: traces lumineuses, cagettes, lettres, plaques de placo, le corps, la figure. Nous sommes dans une préfiguration d'un territoire: le lieu qui émane du territoire est saisi.
Faire exister l'invisible par les lignes définies ou les masses, s'attacher aux arrêtes, à ce qui délimite et rend fuyant permet de se projeter, de vivre un devenir par procuration.


Entre les troubles et le burlesque
Il y a aussi de l'inquiétude, du trouble, des doutes dans ces photos; sans doute celui du devenir, du moment où ça bascule. Peu de légèreté ou de joie surgissent de ces rapports à l'environnement, à l'image. Des présences fantomatiques qui partout errent dans des paysages désolés; soudain surgit un possible, une concaténation d'évènements lugubres rend soudainement le champ des possibles. Quelque chose existe; une présence est déterminée. Celle d'un changement à saisir. La présence fluctuante, éphémère et insaisissable se sédimente pour devenir et être à nos yeux de spectateur.
Le vécu transmis par de faibles lignes ou masques comme le firmament de feux follets faisant exister, apparaître un paysage, fait naître le trouble et créer les légendes.

C'est l'histoire d'un homme
qui tombe d'un immeuble de 50 étages.
Le mec au fur et à mesure de sa chute,
se répète sans cesse, pour se rassurer :
"Jusqu'ici, tout va bien."
"Jusqu'ici, tout va bien."
"Jusqu'ici, tout va bien."
Mais l'important, c'est pas la chute...
C'est l'atterrissage...
La Haine, Film de Mathieu Kassovitz, 1995

Le revers du trouble est le rire. Eclatement de rire après une peur, une émotion. La distance induite par l'approche de Raphaël Chipault et le sujet lui-même, convoque le burlesque. Tel Le coureur qui parcourt sans fin, sans but mais qui court. Une sorte de running à la Sisyphe. Tel ces lignes, ces lettres, toutes les scories lumineuses présentes dans la photographie deviennent le support à un imaginaire et laisse s'épanouir une histoire à demi-visible. Quelle fiction suggère Pont, vallée de l'yonne (Joigny) : un pont habité? Des agrès pour trapézistes férus d'ouvrages d'art? Un refuge pour automobilistes exténués? Un ascenseur pour explorer les entrailles des terres?
Le duo de photographes fait goûter aux potentiels des lieux dans son travail; lieux qu'il fait tout d'abord exister et dont il explore ensuite une mise en imaginaire saisie par le cliché.
Ce travail requiert de s'avancer sur le chemin pour découvrir l'histoire qui est contée. Le cliché convoque l'immersion, pour échapper à sa seule représentation. La recherche de la sensation, pas celle qui se donne mais celle qui s'acquière.

Les photos ne sont pas des instantanés contemplatifs, de longs moments de pause saisissant le mouvement, la mue, mais des moments vécus, des cadres d'actions, un terrain de jeu, un lieu d'actions suspendu dans le temps. Le moment où tout est en équilibre juste avant de retomber et de se rattraper. Ces clichés deviennent le polygone de sustentation où tout se fabrique.